Emmanuel Dupuy : “La concurrence est rude en matière de médiation dans le Caucase du Sud”

“Les propositions européennes de règlement du conflit au Karabakh sont nettement plus prises en compte à Bakou qu’à Erevan”

Caucase de France a interviewé Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), spécialiste des questions de sécurité, de défense et d’armements, sur le rôle de l’UE, et notamment, de la France dans le Caucase du Sud. 

CDF – L’UE est activement impliquée dans la question de l’instauration de la paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Il convient de noter que certaines des rencontres entre Ilham Aliyev et Nikol Pachinian, organisées avec la médiation de l’UE, se sont tenues avec la participation d’Emmanuel Macron. Selon vous, Macron a-t-il le droit d’agir comme médiateur dans la région, étant donné que la France soutient activement l’Arménie ? Ainsi, de nombreux sénateurs et députés français appellent à protéger les Arméniens du Karabakh, et le chef de l’Etat lui-même avait accusé l’Azerbaïdjan d’avoir lancé “une guerre terrible” et déclaré que la France “ne lâchera pas des Arméniens”.

ED – Il convient, en préalable de distinguer les prises de paroles des parlementaires et de leurs votes au Sénat et à l’Assemblée nationale, ainsi que celles de plusieurs élus dans les exécutifs régionaux, de la seule parole légitime en matière de politique étrangère. Le Président de la République. Emmanuel Macron n’avait-il pas lui-même, tenu à rappeler, à l’occasion du dîner annuel du Conseil de Coordination des organisations arméniennes de France (CCAF) en 2021, qu’il ne saurait y avoir 36 000 politiques étrangères (en référence aux prises de positions d’élus locaux, dont de nombreux maires) mais juste celle de la France !

Ceci étant dit, vous faîtes référence aux positions du Président de la République qui n’hésite pas à rappeler le “soutien indéfectible” de la France à l’Arménie. Ce dernier indique, en outre, que c’est bien la guerre en Ukraine qui déstabilise davantage l’environnement régional de l’Arménie. Par ailleurs, la France n’est pas seule dans cette volonté de servir de médiatrice. Le Chancelier Olaf Scholz et le président Emmanuel Macron se sont ainsi associés pour obtenir la libération de plusieurs prisonniers arméniens et se sont montrés actifs en vue de la délimitation de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Ainsi, la nouvelle configuration stratégique née de l’agression russe en Ukraine, le 24 février 2022, semble confirmer que la question du Karabakh, ne s’inscrit désormais plus dans le seul cadre “trentenaire” et quelque peu “anachronique” du Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont la légitimité a “volé en éclat” avec la remise en cause du Mémorandum de Budapest de 1994, du Format Normandie, lancé en juin 2014, et du Protocole-processus de Minsk 1 et l’accord de Minsk 2.

Ces derniers, n’ont pas pu, en septembre 2014 et février 2015, mieux régler le conflit gelé au Donbass ukrainien, que celui du Karabakh, dans le cadre du Groupe de Minsk, dont la France est pourtant co-présidente, aux côtés de la Russie et des Etats-Unis, des deux belligérants arménien et azerbaïdjanais, ainsi que les huit autres états européens et la Turquie et, ce depuis sa création, le 24 mars 1992.

Par ailleurs, désormais, la concurrence est rude en matière de médiation !

Outre le Conseil européen, par le truchement de son président, Charles Michel, c’est désormais, au sein de la “balbutiante”, mais néanmoins, ambitieuse Communauté Politique Européenne (CPE) que les espoirs – certes fragiles – sont réunis pour que le frêle cessez-le-feu du 9 novembre 2020 entre Erevan et Bakou, conclu sous l’égide de Moscou, puisse être renforcé par une réelle envie partagée pour la conclusion d’un accord de paix.

En bref, l’empathie d’Emmanuel Macron envers les Arméniens, n’a rien de foncièrement contradictoire avec sa capacité de servir de médiateur et, surtout, de facilitateur, entre les parties prenantes.

– En mai dernier, les grands médias européens ont rapporté que la France avait commencé à livrer des armes à l’Arménie et avait déjà envoyé 50 véhicules blindés à Erevan. Comment cela peut-il affecter l’équilibre des forces dans la région ? Ces actions sont-elles appropriées dans le contexte où la France se positionne comme médiateur dans la normalisation des relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ?

– Il n’y a rien de réellement problématique à ce que Paris et Erevan honorent un accord de coopération militaire bilatérale, conclu en septembre 2022, qui stipule, en outre, que les forces armées des deux pays devaient approfondir, non seulement, leur interopérabilité opérationnelle, mais aussi capacitaire.

Après tout, Paris et Bakou, cherchent aussi à renforcer leur coopération militaire, au même titre que l’Italie, à travers le Partenariat pour la Paix (PpP) de l’OTAN, notamment, au sein duquel l’Azerbaïdjan est associé depuis mai 1994. Pour rappel, l’Arménie est également membre du PpP de l’OTAN, depuis octobre 1994.

Par ailleurs, rappelons que l’arrivée prochaine d’un attaché de défense français à Erevan, viendra compléter celui, en poste à Tbilissi. Restera, dès lors, à envisager aussi la nomination d’un attaché militaire à Bakou, à l’aune des velléités et volontés de rapprochement entre industriels de défense et autorités politiques de Bakou.

La vente éventuelle d’une ou deux corvettes par Naval Group avait suscité, du reste, un réel intérêt, à l’occasion du salon d’armement ADEX, notamment sa première édition en 2019 !

Revenons à l’Arménie. Il en résulte donc la livraison de 50 véhicules de l’avant blindé (VAB MK3) dont l’ancienneté presque cinquantenaire (1976 !) ne saurait nourrir les craintes formulées. Celles-ci portaient d’ailleurs, davantage sur le fait que ces matériels pourraient tomber dans les mauvaises mains !

Le conflit au Karabakh est d’ailleurs marginal dans cet agenda. Ainsi, l’Ukraine, et Israël se sont interrogés, sur le fait que ces matériels, prévus pour un déploiement aux frontières arméniennes – concomitant avec la mise en place de la mission civile de l’UE pour délimiter la frontière avec l’Azerbaïdjan (EUMA) forte d’une centaine d’observateurs non armés, dont plusieurs gendarmes français – ne puissent tomber entre les mains des forces armées russes et iraniennes.

On le comprend, donc, chacun a ses propres raisons de s’interroger.

La Turquie et l’Azerbaïdjan y ont vu, quant à eux, une rupture inquiétante d’équilibre militaire, entre Erevan et Bakou. Le risque est plus grand, en effet, que la livraison à Erevan de véhicules plus modernes que les seuls VAB MK3, précédemment évoqués, à savoir les véhicules blindés Bastion et Sherpa, produits par la société française Arquus, dont on parle aussi, soit plus problématique.

Rappelons, en outre, que l’Arménie, bien qu’associé à l’OTAN, par le truchement du Partenariat pour la Paix (PpP) est surtout signataire du Traité de sécurité collective de Tachkent, en 1992, préfigurant son adhésion à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) depuis 2002, plaçant l’Arménie, de facto et de jure, dans le giron de Moscou.

La question du déséquilibre stratégique que vous évoquez, est, du reste, davantage liée à la conflictualité militaire sous-jacente entre l’Iran, l’Azerbaïdjan et Israël, d’une part et d’autre part, les rivalités politico-sécuritaires entre la Turquie – par ailleurs membre de l’OTAN – les pays membres de l’UE et l’OTAN et la Russie, sur fond de divorce avec celle-ci.

– Etant donné qu’il y a des problèmes plus graves à l’intérieur de la France, comme, par exemple, de nombreuses manifestations contre la réforme des retraites, Macron, selon vous, a-t-il raison de se mettre autant en avant sur la scène internationale ? Dissimule-t-il ainsi ses échecs en France ?

Je répondrai très brièvement à cette question, en vous rappelant que bien souvent la politique étrangère est, en effet, la résultante de la politique intérieure. Néanmoins, c’est bien l’aspiration macronienne à l’autonomie stratégique européenne qui semble désormais “conditionner” la politique étrangère française en direction du flanc est de l’Alliance atlantique et le voisinage oriental de l’UE.

La visite récente de la ministre des Affaires étrangères française, Catherine Colonna, à Erevan, Tbilissi et Bakou en témoigne. La réussite du deuxième Sommet de la Communauté Politique Européenne (CEP) à Chisinau, le 2 juin dernier est venue le confirmer. Il est désormais clair que les propositions européennes de règlement du conflit au Karabakh, associant un plan de paix complet et approfondi, sont nettement plus prises en compte à Bakou qu’à Erevan.

Emmanuel Macron, à défaut d’un nouveau traité européen, qu’il appelait pourtant ardemment de ses voeux, à l’occasion de la fin de la présidence française du Conseil de l’UE – lors du premier semestre 2022 – vise désormais à “simplifier” le fonctionnement des institutions, notamment en ce qui concerne la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

C’est surtout ainsi qu’il convient de décrypter l’hyperactivisme du président de la République sur les dossiers internationaux et européens.

 

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