La question du Karabakh du point de vue du droit international, interview avec l’avocat Jean-Emmanuel Medina

“L’opinion qui consiste à pousser les autorités françaises à reconnaître la République du Haut-Karabakh n’est pas conforme à la position française sur cette question et au droit international”

Caucase de France a interviewé Jean-Emmanuel Medina, docteur en droit et avocat au barreau de Strasbourg, sur la position de la France à l’égard des pays du Caucase du Sud, sur la conformité de cette position avec les principes du droit international, ainsi que sur la politique étrangère de la Turquie.

CDF – Certains sénateurs appellent la France à abandonner sa position neutre et à reconnaître la République du Haut-Karabakh. Ces actions sont-elles contraires aux principes du droit international ? Selon vous, ce comportement des sénateurs entrave-t-il l’instauration de la paix dans le Caucase du Sud ? 

JEM – En France, le Sénat compte 348 sénateurs. Toutes les opinions sont représentées au Sénat et il n’est pas interdit à un Sénateur d’exprimer ses opinions. D’ailleurs, l’article 26 de la Constitution de la Vème république lui confère une immunité en matière d’opinions exprimées. Le sénateur ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. Toujours est-il que l’opinion qui consiste à pousser les autorités françaises à reconnaître la République du Haut-Karabakh n’est pas conforme à la position française sur cette question et au droit international. La position de la France depuis 1993 est sans équivoque possible. En sa qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la France a voté, sans protestations ni réserves, quatre résolutions mettant en cause fermement l’Arménie lors du premier conflit, à savoir, les résolutions 822, 853, 874 et 884. Cette position n’a pas évolué depuis. Pour rappel, ces résolutions exigeaient le retrait immédiat, complet et inconditionnel, des forces d’occupation arméniennes de tous les territoires occupés de l’Azerbaïdjan. Elles réaffirmaient le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan et de l’inviolabilité de ses frontières internationalement reconnues. Enfin, elles faisaient directement référence au déplacement d’un grand nombre de civils en Azerbaïdjan, aux attaques contre ces mêmes civils et aux bombardements de zones habitées en Azerbaïdjan.

 – Un certain nombre de problèmes humanitaires après la guerre au Haut-Karabakh sont restés non résolus. La France peut-elle contribuer à résoudre ces problèmes ?

La France et d’autres partenaires peuvent contribuer à apporter leur soutien afin que les éventuels problèmes humanitaires consécutifs à la seconde guerre arméno-azerbaïdjanaise se résorbent plus rapidement. Toutefois, ce soutien ne pourra pas être apporté sans l’acceptation de l’Azerbaïdjan qui est un Etat souverain. Il ne faudrait pas que l’aide se transforme en cheval de troie et devienne un instrument sournois de domination. Les relations amicales et fraternelles entre la France et l’Azerbaïdjan ou la France et l’Arménie existent depuis fort longtemps. La France doit donc contribuer à ce que la paix et la sécurité demeurent la norme et que les principales parties trouvent les ressorts nécessaires à la résolution des problématiques humanitaires.

– Lundi 2 mai, une délégation sénatoriale a effectué une visite en Arménie. Lors de la rencontre avec le Premier ministre arménien, le sénateur du Rhône, Gilbert-Luc Devinaz, a déclaré que la France se tiendrait toujours aux côtés de l’Arménie et de l’Artsakh. Pensez-vous qu’il soit opportun que la France, en tant que médiateur dans la résolution du conflit dans le Caucase du Sud, soutienne l’une des parties au conflit ?

– Que les choses soient dites clairement, le Sénateur n’engage que lui. Ses opinions lui appartiennent. A aucun moment la France, par le biais de ses organes ministériels, n’a eu de telles déclarations. Vous parlez d’un conflit qui n’existe plus, l’Azerbaïdjan est souverain sur tout son territoire, aucun État, ne peut lui contester ce droit à moins de contester son propre droit à sa souveraineté. En d’autres termes, la France, comme tous les États, soutient l’application du droit international et la résolution pacifique de tous les différends.

– Quelle est, selon vous, la perspective de relations futures entre la Turquie et l’UE ? Les conséquences de la guerre en Ukraine sont-elles un indicateur de l’importance stratégique de la Turquie pour l’UE ?

La Turquie est située sur une ligne de démarcation civilisationnelle. Elle est à la fois européenne et orientale. Cette singularité fait l’originalité de ce pays millénaire et lui confère une position médiane de partenaire privilégié. La Turquie n’a eu de cesse de se rapprocher de l’Union européenne, mais les relations récentes entre cette dernière et la Turquie se sont refroidies depuis février 2018, période à laquelle la Turquie a envoyé sa marine non loin des eaux territoriales de Chypre (Etat membre de l’UE) afin de s’opposer à la construction de connexions permettant une diversification des ressources en gaz naturel de l’Union européenne. En rétorsion, les négociations d’adhésion de la Turquie ont été bloquées, l’Union européenne estimant par ailleurs que les objectifs poursuivis par la politique extérieure de la Turquie étaient souvent éloignés de ceux de l’Union européenne. 

Dans un tel contexte, la guerre en Ukraine entre la Russie et les Etats-Unis soutenus par l’OTAN et l’Union européenne place la Turquie en situation privilégiée. Ankara, a dès le commencement du conflit adopté une position d’arbitre, refusant de se plier à toutes les attentes de Washington en espérant contribuer à une solution négociée là où la France a échoué en raison du soutien total à Washington. La Turquie est devenue l’arbitre du conflit en mer Noire, s’est positionnée de manière à solutionner la crise du blé et s’oppose à l’adhésion de la Finlande et la Suède à l’OTAN. 

La Turquie entend démontrer qu’elle garde une place centrale sinon primordiale dans la région. Si la diplomatie turque a qualifié très rapidement l’intervention Russe en Ukraine de “grave violation du droit international” puis en vertu de la convention de Montreux de 1936, fermé l’accès aux détroits du Bosphore et des Dardanelles à la plupart des navires de guerre, il n’en demeure pas moins que l’opposition turque aux sanctions adoptées contre la Russie, place Ankara en arbitre crédible pour tous les belligérants. Pour la Turquie, l’enjeu consiste à conserver ses alliés politiques et économiques tout en se positionnant franchement comme un artisan de la paix et de la sécurité.

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