Emmanuel Dupuy : “Les investissements d’aujourd’hui en Azerbaïdjan construisent le Caucase du Sud de demain”

“Le cessez-le-feu conclu le 10 novembre 2020, sous l’égide la Russie, offre une occasion unique de bâtir une nouvelle relation, mutuellement bénéfique, tant pour les Arméniens que les Azerbaïdjanais”

Caucase de France a interviewé Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), spécialiste de la sécurité européenne et des relations internationales, sur la stabilisation de la paix et le développement d’un nouveau paradigme de sécurité dans le Caucase du Sud, ainsi que sur le rôle de la France dans la question du maintien de la stabilité dans la région. 

CDF – Le 8 février, le dîner annuel du CCAF (Conseil de coordination des organisations arméniennes en France) a réuni les candidats à la présidence ainsi que d’autres responsables français. A votre avis, le soutien des candidats présidentiels français à l’Arménie a-t-il un impact sur le maintien de la paix dans le Caucase du Sud ? 

 ED –   Le dîner du CCAF, comme vous l’avez justement rappelé, est annuel. Ce n’est donc que tous les cinq années qu’il revêt un caractère exceptionnellement et excessivement électoral. Il en va de même, du reste, avec le dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) prévu le 4 mars prochain. Néanmoins, avec le conflit ayant opposé l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en octobre-novembre 2020, autour du Haut-Karabagh, la relation entre institutions et responsables politiques français avec les quelque 700 000 Arméniens et 4000 Azerbaïdjanais vivant en France est devenue un enjeu politique majeur.  

Les chiffres représentant le potentiel en termes de voix de chaque “communauté” revêtent, ici, ainsi, une valeur particulière, à l’approche du scrutin des 10 et 24 avril prochains. Du reste, le dîner du CCAF peut aussi être l’occasion d’un utile rappel quant à la neutralité française sur le dossier. N’était-ce pas le Président de la République, Emmanuel Macron, qui avait profité de l’édition 2020, pour rappeler qu’il n’y avait pas “36 000 diplomaties en France”? L’avertissement – autant d’ordre juridique que politique – se devait d’être entendu des deux côtés, alors que de nombreuses Chartes d’amitiés avaient été signées entre collectivités locales et l’entité non reconnue par la France, en l’occurrence le Haut-Karabagh…

L’enjeu est, par ailleurs, donc moins le soutien à l’Arménie, en tant que tel, que celui – en écho – vis-à-vis des sujets qui lui sont immanquablement liés : la défense des chrétiens d’Orient au Moyen-Orient et au Caucase ; l’acrimonie à l’égard de l’Islam politique, véhiculé, notamment, par une Turquie aux relents néo-ottomans ; la négation du génocide arménien de 1915-1923… 

Nul étonnement donc que deux des candidats (Valérie Pécresse et Anne Hidalgo) se soient ainsi déplacés à l’Hôtel du Collectionneur où avait lieu le diner du CCAF.  

Certes, ces dernières y étaient conviées entre leurs qualités respectives de présidente du Conseil régional Île-de-France et de maire de Paris. Le Président de la République, enferré dans sa vaine tentative de médiation diplomatique – en sa qualité de président du Conseil de l’UE, entre la Russie, l’Ukraine et les Etats-Unis s’y était, du reste, fait remplacer par son Premier ministre, Jean Castex, confirmant la nature institutionnelle des invitations. 

Je crois, en effet, ainsi, que la cristallisation autour de ces enjeux communautaires n’est pas bonne conseillère, pour qui veut garantir une stabilisation et une paix durable dans le Caucase du Sud. 

Par ailleurs, quel que soit le candidat qui occupera l’Elysée pour les cinq prochaines années, il restera co-président du groupe de Minsk, sous l’égide de l’OSCE. N’oublions pas, non plus, un point déterminant : en effet, c’est surtout l’activisme diplomatique et sécuritaire russe dont il s’agit aussi quand il s’agit de concevoir le nouveau paradigme sécuritaire dans le Caucase du sud. Cette réalité est pourtant largement mise en sourdine, dans le contexte politique français, et notamment, dans le contexte de la question du conflit au Karabagh.

– Selon vous, dans quels domaines la France et l’Azerbaïdjan devraient-elles développer leurs relations ? Des projets communs sont-ils possibles dans les territoires libérés ?
–  Bien qu’il soit vain d’envisager – encore – une telle perspective tant les 44 jours de combats entre le 27 septembre et le 10 novembre 2020 et les 30 ans de conflits entre Bakou et Erevan depuis 1988 ont laissé de profondes blessures et traces de ressentis, je demeure convaincu que le cessez-le-feu conclu le 10 novembre 2020, sous l’égide la Russie, offre une occasion unique de bâtir une nouvelle relation, mutuellement bénéfique, tant pour les Arméniens que les Azerbaïdjanais.  

Cependant, pour ce faire, il convient de se placer – de part et d’autre – loin de tout revanchisme ou excessive triomphalisme, tant du côté arménien qu’azerbaïdjanais. Il est évidemment plus facile de le percevoir ainsi de Paris que de le vivre à Erevan ou Bakou. 

Cependant, la sécurité est de plus en plus perçue comme étant “indivisible” : la sécurité de l’un ne saurait se faire aux dépens de celle de l’autre, comme ne le cesse de le rappeler Vladimir Poutine ou encore l’ex-ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Jawad Zarif. 

Dès lors, il s’agit de faire rimer chaque éventuel projet dans le Karabagh, en résonance avec son voisinage. En d’autres termes, pensez que les investissements d’aujourd’hui en Azerbaïdjan construisent le Caucase du Sud de demain. Ainsi, la construction d’une route, la reconstruction d’une ville, le réinvestissement dans le patrimoine architectural, muséal, cultuel et culturel, la création d’un aéroport (en l’occurrence, les trois prévu par Bakou dans les territoires libérés) ne saurait durablement et légitimement “désenclaver” et “développer” un territoire, si chacun de ces projets ne s’envisage à l’aune de ce que devrait / pourrait être le Caucase du Sud dans la prochaine décennie. 

En somme, envisager tous ces projets comme ponts et passerelles plutôt que comme murs et frontières. La diplomatie du “Limes” qui donnerait corps aux velléités de conflit religieux et d’affrontement civilisationnel n’a ainsi aucun sens !

– La question de la fourniture d’informations sur les militaires et civils azerbaïdjanais tués lors de la première guerre arméno-azerbaïdjanaise, ainsi que d’autres questions humanitaires restent ouvertes. Quelles mesures la France peut-elle prendre, en tant que présidente du conseil de l’UE et co-présidente du groupe de Minsk de l’OSCE, pour aider à résoudre ces problèmes ? 

– Vous l’avez rappelé, il y a une sorte de paradoxe avec les deux fonctions qu’assume la France. 

La première est temporaire et, est déjà bien entamée (présidence semestrielle et tournante du Conseil de l’UE, jusqu’au 1er juillet 2022), la seconde, celle de co-présidente du Groupe de Minsk est résiduelle et collégiale, et ce, depuis 30 ans, bien que devenue, quelque peu, anachronique voire inopérante. Comme vous le savez, le Groupe de Minsk ne se réduit pas à ses trois co-présidents. Il est aussi composé des deux parties au conflit (Arménie et Azerbaïdjan) ainsi que 8 autres membres (Allemagne, Biélorussie, Suède, Italie, Pays-Bas, Portugal, Turquie et Finlande).

Il suffit pour se convaincre de son caractère anachronique et plus adapté au paradigme sécuritaire et diplomatique du moment, de prendre en compte les évolutions stratégiques entre Russie, Etats-Unis et France, tant au sein de l’OSCE, de laquelle elle découle, que des rapports de forces qu’elle suppose entre agenda euro-Atlantique et “Hubris” retrouvé et ouvertement réaffirmé de la Russie vis-à-vis de son “étranger proche”.

Cependant, une fois cette évidence indiquée, il convient de rester résolument optimiste et volontariste. La France a réussi ce que l’autre co-président “occidental” du Groupe de Minsk, à savoir les Etats-Unis, n’avait jamais envisagé. 

Du reste, en y associant le président du Conseil européen, Charles Michel et plaçant sa médiation à la fois dans le cadre de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe – OSCE (Groupe de Minsk) que de l’UE (Partenariat oriental), la Présidence française du Conseil de l’Union Européenne vient ainsi rappeler – fort à propos – que la question de la stabilité du Caucase du Sud, comme celle du pourtour de la Mer Noire, concerne avant tout les Européens et moins Washington !

Il serait, toutefois, excessivement naïf de penser que la question de la relation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ne “tangente” pas aussi avec l’épineuse question turque. Ce dernier point cristallise et limite, je le crains, la portée réelle, profonde et pérenne de l’influence française dans la région. 

 – Emmanuel Macron s’est entretenu par visioconférence, vendredi 4 février, avec le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, et le président du Conseil européen, Charles Michel. Peut-on supposer que la France, en tant que médiateur des négociations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, prendra une position plus active dans la région ? La Russie cédera-t-elle à l’Occident la solution des problèmes politiques ?

–   La tentative – hélas, vaine – du président français, Emmanuel Macron, visant à raisonner le président russe, Vladimir Poutine, au sujet du Donbass et de la Crimée, en Ukraine, n’enlève certes, rien au  “tour de force” diplomatique ayant permis de réunir ensemble le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev et le  premier ministre arménien, Nikol Pachinian.

Cependant, la diplomatie française ressort éreintée de cette séquence. Il serait présomptueux de penser que le président russe, Vladimir Poutine accorderait au président français une marge de manœuvre durable et suffisante au Caucase du Sud, alors que ce dernier est désormais dans un rapport de force, caractérisé par le sentiment d’opprobre de ces interlocuteurs occidentaux et matérialisé par un paquet de sanctions renforcées depuis celles mises en place après l’annexion de la Crimée en février 2014. 

Il faut ainsi lire la signature, à Moscou, de la déclaration d’alliance et de partenariat stratégique entre l’Azerbaïdjan et la Fédération de Russie, quelques heures seulement, après la reconnaissance des deux républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk, comme la confirmation que c’est bien Moscou qui a la main au Caucase. Le président russe indique ainsi clairement qu’il est le seul maître à bord quand il s’agit des relations avec ses anciennes républiques socialistes soviétiques ! 

Je crains ainsi que le groupe de Minsk sur le Karabagh subisse le même sort que le Protocole et Accords de Minsk (septembre 2014 et février 2015) au sujet du Donbass…

La France peut et doit essayer, néanmoins, de tout faire, tant que ce cadre diplomatique existe, pour faciliter le rapprochement de chacune des parties et ce, pour tenter d’apaiser les tensions rémanentes. Elles demeurent nombreuses. 

Si la France arrive, à œuvrer à la désescalade et à la reprise de la négociation entre parties prenantes au conflit, via l’envoi de missions d’évaluations, telle que celle d’octobre 2021 portant sur le déminage – suivie par le soutien de l’UE dans le processus de déminage, via l’Agence nationale azerbaïdjanaise pour l’action antimines (ANAMA), comme est venu le confirmer ces derniers jours, le Représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud, Toïvo Klaar – ou en soutenant la prochaine mission, sous l’égide de l’UNESCO dans le cadre de la Convention de 1954 de La Haye, pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, c’est déjà beaucoup…

Je demeure, néanmoins, convaincu de la nécessité de mettre fin au Groupe de Minsk, héritier d’une stabilité et confiance espérée dans les années immédiates de la dislocation de l’ex-URSS au profit d’une Russie, aux aspirations nettement plus libérales, que celle d’aujourd’hui. La réalité de stratégique de 1992-1994 n’existe plus. Il faut se rendre à l’évidence que la stabilité au Karabakh et au Caucase du Sud, implique – avant tout – les acteurs régionaux, directement impliqués (Russie, Turquie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Iran). 

Il n’y a pas de formule diplomatique toute faite, bien évidemment. Néanmoins, la méthodologie du “processus d’Astana” ayant démontré, sous le triple parrainage de la Turquie, de la Russie et de l’Iran, et sous la bienveillance diplomatique du Kazakhstan, depuis mai 2017, sa complémentarité avec le processus de dialogue intra-syrien mené sous l’égide de l’ONU pourrait être idoine en vue d’un règlement global des conflits dans le Caucase du Sud. 

Par ailleurs, la formule dite du “format de Normandie” (associant, depuis juin 2014, la Russie, la France et l’Allemagne comme membres observateurs d’un dialogue mené sous l’égide de l’OSCE entre l’Ukraine et les deux républiques autoproclamées de Donetsk – DNR – et de Lugansk – LNR) offre l’insigne avantage d’européaniser la solution diplomatique, en la liant à celle plus large d’une nouvelle architecture de paix et de confiance continentale européenne. 

Il me semble que ces deux formulations diplomatiques innovantes seraient de nature à contribuer à trouver une issue à ce conflit trentenaire, car dans la raison d’être même de l’OSCE, il y a sécurité et coopération.

 

Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), Secrétaire national du parti Les Centristes, chargé des Relations internationales, Professeur associé au sein de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université catholique de Lille, ainsi qu’au sein de l’Institut Supérieur de Gestion (ISG) de Paris. 

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