Femme, Kurde et journaliste: Zehra Doğan raconte l’horreur des geôles d’Erdogan

La journaliste Zehra Doğan, originaire de Diyarbakır, est emprisonnée deux ans, entre 2017 et 2019, pour avoir réalisé et diffusé un dessin numérique représentant la destruction de la ville de Nusaybin en 2016. Réfugiée en Europe, Zehra Doğan raconte son histoire au Figaro.

Zehra Doğan était une des fondatrices de Jinha, une agence d’information féministe kurde. Elle y a travaillé de 2012 à 2016. Cette agence a depuis été interdite et fermée. Ce fut la seule agence de presse exclusivement composée de femmes, traitant principalement tous les sujets les concernant, mettant en avant le sort des femmes dans cette partie du Moyen-Orient et la place qu’elles occupent dans les mouvements politiques et sociaux.

“C’est le génocide du peuple yazidi qui m’a d’abord mobilisée en 2014. Les femmes yazidies furent kidnappées par Daech, abusées, vendues et revendues, même de très jeunes filles. J’ai rencontré, dès 2014, aux confins de l’Irak, près de Sinjar, des rescapées, ou d’autres qui avaient fui Daech. Nos informations ont mis plus de six mois avant d’être largement reprises. Ces viols et exactions semblaient “exagérés” en Occident. Et au Moyen-Orient, la question des Yazidis divisait. Dans cette guerre, les femmes combattantes ou journalistes étaient très aimées des populations qu’elles défendaient”, raconte-elle.

En 2015 elle a commencé à dessiner les opérations militaires en cours sur tablette, et à transmettre ses dessins, ou à les publier sur les réseaux, dès qu’elle avait une liaison internet.

Zehra Doğan a été emprisonnée pour avoir réalisé et diffusé un dessin représentant la destruction de la ville de Nusaybin en 2015, près de la frontière turquo-syrienne, et pour avoir relayé sur les réseaux sociaux le message d’une petite fille de dix ans. “C’est justement à la fin de cette période des destructions et des sièges des villes kurdes que j’ai vu passer une photographie prise par l’armée turque, qui posait avec son matériel et des drapeaux devant la ville détruite. L’image de ces ruines de Nusaybin, ornées du drapeau nationaliste, m’a révoltée, et j’ai composé rapidement ma propre image, sur l’outil numérique dont je disposais. J’ai été arrêtée, comme journaliste restée dans les combats. Bien sûr, c’est ce dessin qui a servi à m’accuser de propagande terroriste, en plus du fait d’avoir dans un tweet relayé les paroles d’une enfant kurde qui s’adressait à ceux de l’ouest de la Turquie pour leur décrire les souffrances quotidiennes”, dit la journaliste.

Après 141 jours de détention provisoire, elle a été acquittée du chef d’accusation d’appartenance à une organisation illégale mais ensuite condamnée à 2 ans, 9 mois et 22 jours pour “propagande terroriste”.

“Bien que la justice soit totalement aux ordres du pouvoir en Turquie, et de son président, ce régime tient à maintenir une démocratie de façade. Les procédures judiciaires en font partie. Même si tout est joué d’avance, avec, pour les Kurdes, l’accusation de “terrorisme”, les procès se tiennent. On vous accuse d’abord d’être “membre d’organisation terroriste”, du PKK. Le juge a même dit que j’avais moi-même pris la “photo” pour ridiculiser l’armée. Je lui ai répondu que j’avais seulement dessiné. Il m’a alors affirmé que j’avais franchi les “limites de la critique artistique” et m’a donc condamnée pour propagande terroriste. J’ai pu, grâce à des avocats, aller jusqu’au bout des procédures”, raconte Zehra Doğan.

Quand la peine a été confirmée, elle était cachée à Istanbul. Elle a passé quelques mois en clandestinité. La journaliste a alors dessiné, peint ce qu’elle avait vu et vécu dans ces villes martyres. Ces toiles sont arrivées clandestinement en France où elles ont été exposées. Cette période clandestine s’est terminée en juin 2017. Elle a été arrêtée à nouveau.

Dans la prison, elle utilisait le tissu, les fientes d’oiseaux dans la cour de “promenade”, la graisse des plats, les mélanges, les épices, les herbes écrasées, la javel du nettoyage, pour dessiner. La journaliste a aussi dessiné sur le dos de codétenues qui étaient libérées, avec les stylos-billes pour le courrier. Mais l’administration pénitentiaire a détruit beaucoup de créations.

Pour la bande dessinée qui revient sur la guérilla kurde, elle a dessiné au dos des lettres qu’elle a reçues de son amie Naz Oke, qui lui écrivait chaque jour de France. Certains de ces échanges ont été publiés en 2019 aux Éditions des Femmes, sous le titre Nous aurons aussi de beaux jours. Naz Oke a organisé la mobilisation pour la libération de  Zehra Doğan en France.

La journaliste raconte qu’il y a des enfants dans ces geôles. Leurs mères condamnées, les pères souvent aussi, les enfants grandissent en prison.

 

Source: Le Figaro

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